CHAPITRE XXVIII
Comme souvent, entre le plafond de la glace et l’eau existaient des poches d’air plus ou moins étendues. Celle qui permettait l’accès aux émissaires égoutiers se situait à quatre mètres au-dessus des têtes et prenait une couleur verdâtre assez déplaisante. L’équipe des Esquimaux chargés de dégager les effluents de la station se répartit en trois groupes de nettoyage. Tout de suite une montagne de détritus emprisonnés par un véritable mur de graisse leur apparut et les chalumeaux fusèrent. La fumée, l’odeur de graillon devinrent vite insupportables malgré les masques. L’aération était nulle, Caribou expliqua que pour obtenir un courant d’air il aurait fallu percer des puits dans la banquise, mais que les Aiguilleurs de Salt Station ne voulaient pas en entendre parler.
— Est-ce possible qu’une telle quantité de graisse soit rejetée par les habitants ? s’étonnait Jdrien qui n’en finissait pas de manier le chalumeau.
Non seulement les gros émissaires mais tous les boyaux plus étroits se trouvaient engorgés.
— On dit que pour réparer leurs corps fatigués ils prennent des bains de graisse, dit un des ouvriers de l’équipe. Ça les protégerait du froid également.
Discrètement, Caribou indiquait à Jdrien les regards qui lui permettraient éventuellement d’accéder aux quais de la station. On entendait un perpétuel roulement, les trains n’en finissant pas d’aller et venir au-dessus d’eux. Qui aurait imaginé qu’une si petite station connût un tel trafic ?
Jdrien pensa qu’il lui faudrait plusieurs jours pour avoir une idée précise de la station à partir de ce monde souterrain. Les Esquimaux ne remontaient jamais à la surface mais avaient cependant des renseignements précieux, situaient les établissements publics, les cafétérias, les magasins. Le troisième jour Caribou l’entraîna dans un passage étroit et ils marchèrent quelques minutes avant de s’immobiliser devant la descente d’un wagon d’habitation.
— Regarde ce qui en sort, entre autres.
Jdrien tria les ordures qu’un broyeur déchiquetait là-haut et finit par comprendre :
— Un magasin d’habillement ?
— Fabrique d’uniformes pour les Aiguilleurs, uniformes de tous les jours et d’apparat. Et il y a un regard.
Celui-ci était tout en haut d’une cheminée de glace où n’apparaissait aucun échelon.
— On te fera la courte échelle et ensuite avec un petit pic à main tu tailleras tes encoches pour assurer tes pieds. Nous, on ne te connaît pas. Tu t’es introduit dans le réseau des égouts clandestinement.
— Bien entendu.
Ce fut la nuit suivante qu’ils vinrent pour cette récupération d’uniformes. Le trafic ferroviaire s’était quelque peu calmé mais restait tout de même important, des tramways desservant la station continuellement.
Jdrien grimpa sur une véritable échelle humaine pour atteindre la cheminée, creusa rapidement des entailles et libéra ses compagnons qui disparurent. Il ne mit que quelques minutes pour atteindre le regard qui donnait sous le plancher des wagons-ateliers et le souleva. Il fut surpris par la chaleur ambiante, referma vite le regard d’où s’échappait une belle puanteur. Il découpa le plancher du wagon dans un angle avec une scie minuscule et se hissa à l’intérieur où flottait une odeur forte de tissus apprêtés.
L’endroit était silencieux et apparemment désert mais il attendit un bon quart d’heure avant d’opérer son choix. Il trouva tout d’abord une combinaison isotherme noire et argent. Puis un uniforme d’apparat. Pour des vêtements de tous les jours il hésita, car ceux qu’il voyait dans une immense penderie étaient réservés à des gradés, maîtres de première et seconde classe, maîtres principaux, et il ne savait que choisir. Pour l’uniforme d’apparat il s’était accordé une simple étoile. Il décida d’en ôter une sur un ensemble qui lui convenait, emballa le tout dans une toile plastique avant de quitter les wagons-magasins.
Ses compagnons esquimaux, comme convenu, ne vinrent pas l’aider à redescendre. Il avait trouvé une corde assez solide pour lui permettre de regagner le boyau. Ils l’attendaient là-bas sous la banquise. Il cacha les vêtements dans une galerie non exploitée avant de les rejoindre.
— Je vous quitterai la nuit prochaine, leur annonça-t-il.
Cette nuit-là, il essaya d’entrer en communication avec des inconnus qui se trouvaient au-dessus de lui, allongés sur leur couchette. Il aurait pu contacter quelques individus en train de boire de la bière dans un bar, mais la rapidité et le peu d’intérêt de leurs pensées l’en dissuadèrent. Il finit par s’intéresser au cerveau d’un Aiguilleur de première classe qui paraissait ruminer seul dans son compartiment d’hôtel. L’homme remâchait une certaine amertume, n’avait pas trouvé dans Salt Station l’amusement qu’il était venu y chercher. Une fille s’était moquée de lui dans un établissement quelque peu spécial et il n’avait pas supporté les trois cocktails bus pour se donner du courage. Il avait dû sortir pour vomir et ne se sentait pas dans son assiette. Il ne connaissait personne dans la station et visiblement personne ne le connaissait. Jdrien trouvait que c’était une chance inouïe, peut-être même trop belle. Il endossa l’uniforme de tous les jours, grimpa jusqu’au regard, sortit sous les wagons-ateliers de couture et partit à la recherche du traintel de l’inconnu désabusé. C’était une série de wagons à étages, faciles d’accès. Il s’immobilisa devant la porte de l’inconnu et fouilla plus profondément son cerveau, trouva sa substance réticulée et commença de l’inhiber, concentrant toute son énergie mentale sur cet enchevêtrement de fibres nerveuses qui se trouvaient dans les espaces laissés par les formations du tronc cérébral. Pour endormir profondément cet Aiguilleur il devait agir sur l’aire motrice, sur celle sensitive somato-viscérale, et sur toutes les autres, plus d’une dizaine. Il crut ne jamais y parvenir car soudain il fut alerté par un bruit de voix. Quelqu’un arrivait dans cet étage et il dut disparaître dans les sanitaires, le temps qu’un gros Aiguilleur fasse entrer sa conquête, une fille trop parfumée à la voix rauque, dans son compartiment. Il reprit toute son expérience au point mort. L’homme n’avait plus que des pensées incohérentes, maugréait tout de même dans le sommeil qui le gagnait. Mais Jdrien voulait aller plus loin, jusqu’à un coma artificiel qui paralyserait sa victime plusieurs heures, voire deux ou trois jours. Il avait déjà paralysé ainsi tout un réseau électronique, mais le cerveau de l’homme était autrement complexe, et ce ne fut qu’au bout d’une demi-heure qu’il osa pénétrer dans le compartiment de son cobaye. Il poursuivit ses efforts et évita d’aller au-delà d’une certaine paralysie proche de la mort.
Épuisé il s’allongea sur le parquet et dormit lui-même plusieurs heures avant de trouver la force d’émerger. Il fouilla l’homme, et d’après ses papiers d’identité vit qu’il s’appelait Rouk Kerny. Il empocha sa carte d’identité électronique d’Aiguilleur, sa carte de paiement qui affichait un crédit de quatre cent soixante-quatorze dollars, tout le contenu de ses poches, mais se refusa à prendre une visionneuse minuscule qui diffusait des scènes pornographiques que l’on suivait en collant son œil à un viseur. Ensuite, il fourra le corps du dormeur sous la couchette, le couvrit avec soin et prit sa place. Il n’avait plus qu’à attendre le jour.